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Bernard Fauchille, Directeur honoraire des musées de Montbéliard, 2014

"Ce  qu’on  désigne  communément  par  « art  géométrique »  (et  qui  recouvre nombre  de  directions,  de  mouvements,  de  tendances,  de  manifestes,  de personnalités, de périodes, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours…) est un domaine à vrai  dire,  assez  discret,  peut-être  même  secret,  qui  ne  s’élabore  pas  dans la  démonstration,  le  brio,  et  ne  s’appuie  guère  sur  de  savantes  exégèses,  où  se  mêlent mirages, redondances et narcissisme.

 

Nous sommes ici  dans un lieu  qui nécessite le silence,  et au-delà de  la simple  observation, sans doute une certaine méditation. Car la géométrie, telle celle de Claude  Jouault,  se  bâtit  sur  quelques  principes  qui  se  donnent  certes  dans l’instant de la vision, mais aussi se révèlent peu à peu au spectateur qui accepte  de devenir disponible : les structures simples, la lisibilité - au premier regard - des formes  élémentaires (carré,  rectangle,  triangle,  une  oblique  sporadique),   le rythme très efficace, parfois l’introduction d’un détail, d’une dissymétrie légère, l’adjonction d’un simple ( ?) néon, l’usage systématique des trois seules couleurs primaires (avec quelques rarissimes tons rompus dans  d’autres oeuvres à part)…  Et puis, un dynamisme apparaît, une lecture se met en marche, l’œil parcourt des espaces  qui  semblent  à  tort  identiques,  répétitifs,  et  décèle  des  échos,  des  proportions, des mouvements (« Chan Chan », 1991, « Hommage à Van Eyck », 2012, « Haïtian Fight Song », 2006) qui agissent comme un orchestre dialoguant avec un instrument, ou comme des variations sur un thème donné, une sorte de mélodie  qui  se  développe  tranquillement,  sans  soubresauts,  sans  complication, comme  une  mélodie  presque  sans  fin,  presque  hypnotique,  de  Phil  Glass…  Ne négligeons pas le titre même des œuvres, qui nous renvoie au jazz (que Claude Jouault  apprécie  tout  particulièrement),  à  Charlie  Parker,  à  Thelonious  Monk, Herbie Hancock et bien d’autres encore… Ce n’est pas un hasard, ni un caprice,  mais  un  domaine  où  la  rigueur  se  dissimule  derrière  une  apparente improvisation,  et  ici  une  direction  simplement  suggérée,  pour  une  lecture appropriée.

 

L’œuvre  est  là,  sous  nos  yeux,  avec  son  motif  unique  (« Cherokee »  1989),  ou obstinément répété (« Les briques bleues» 1979, « Bachyard ritual », 2013 entre autres),  avec  ses  rythmes  entêtants.  Mais  à  cette  impulsion  très  maîtrisée, s’ajoute la couleur.  Au noir, au blanc des œuvres de  1979  répondent les trois primaires,  comme  le  stipulait  Mondrian,  auxquelles,  ô  hérésie,  Claude  Jouault ajoute un vert (« Villandry », 2014). Toutes les lignes des plans, en relief ou non, sont orthogonales, ou diagonales. Aucune courbe n’apparaît, qui pourrait être lue comme  un  retour  discret  à  un  certain  lyrisme.  Chaque  oeuvre  demeure rigoureuse,  mais  non  rigide,  et  tire  son  efficacité  de  la  précision  et  des proportions des formes, des contrastes chromatiques sans concession. En effet, par la qualité de la réalisation, par la modestie générale des formats, et aussi par  une production limitée, une certaine  pudeur se dégage des divers travaux. Nous  ne  sommes  pas  noyés  par  une  production  déferlante,  une  logorrhée  qui  nous étoufferait  sous  sa  rhétorique,  mais  au  contraire,  chaque  œuvre  marque  une sorte  d’étape  qu’on  devine  longuement  méditée,  se  différencie  largement  de l’étape précédente, formule un nouveau problème plastique et offre une ou deux solutions  (à  nous  d’imaginer  les  autres !).Cette  volonté  d’explorer   divers chemins  plastiques  se  traduit  par  le  recours  à  différents  matériaux qui  ne s’entremêlent  pas,  ni  se superposent:  bâche, plexiglas,  corde,  cornière, oeillets métalliques, feuilles de plastique transparent, néon… De cette variété résulte une sensation de distance, de clarté et de méticulosité industrielles, que contredisent  immédiatement la force, la chaleur des couleurs, le rythme des formes et aussi  l’étrange sensualité des matériaux.

 

Regardons bien les bâches rouges, jaunes brillantes, les cordes qui les tendent, les  perspectives  que  créent  les  différents  plans  d’une  œuvre,  le  dynamisme  qu’engendre une simple corde rouge très légèrement rugueuse, et aussi le néon  à la lumière si froide dans « C Jam Blues », 1989, « Strait no chaser », 1997, ou « Sidewinter », 2004 (et l’on sait toute la richesse du thème de la lumière, dans les arts et  dans la philosophie, depuis Platon) : un dialogue  muet,  mais fécond s’instaure alors entre les perceptions optiques (par l’œil) et celles haptiques (que  la  main  croit  ressentir)  du  spectateur,  et  celui-ci  prolonge  alors,  s’accapare l’œuvre  de  l’artiste  en  lui  apportant  un  surplus  de  significations  personnelles,  tirées  de  sa  culture,  de  ses  souvenirs,  de  son  imagination,  de  sa  sensibilité tactile, etc .

 

Autant  les  œuvres  s’engagent  dans  la  voie  de  la  géométrie,  du  concept,  de l’harmonie des proportions, des nombres (repères qui nous évoquent Pythagore, ou  les  Idées  platoniciennes,  mais  sans  oublier  un  aspect  sensualiste  que  nos  venons d’évoquer), autant l’artiste éprouve souvent le besoin de les confronter au  monde  réel,  concret,  celui  dans  lequel  nous  vivons  au  quotidien.  Gerrit Rietveld et son fauteuil en 1918-1923, Alexandre Rodtchenko, ses costumes dans les  années  1920,  ses  projets  d’ameublement  des  clubs  ouvriers  de  Moscou  en  1925, le Bauhaus entre 1923 et 1933, Le Corbusier et Charlotte Perriand en 1928, le  groupe  espagnol  « Equipo  57 »  en  1960-1963  ont  voulu  traduire  leurs convictions plastiques  (et aussi politiques) dans des réalisations concrètes. Cette  confrontation  est  importante :  les  principes  esthétiques  -  sur  une  toile,  sur  un mur  -   « tiendraient-ils »  face  à  la  dure  réalité  du  monde  quotidien,  aux exigences, aux réactions du public ? Les usagers, la société accéderait-elle à un meilleur  niveau  de  vie  non  pas  seulement  matérielle,  mais  aussi  et  surtout psychologique, voire spirituelle, à vivre ainsi dans le Beau au  quotidien ? Cette société s’en trouverait-elle enrichie, améliorée, plus heureuse ? Maints créateurs se sont posé la question, et Claude Jouault n’y a pas manqué en construisant son  propre  salon :  fauteuil,  table,  meuble  TV,  bahut,  fauteuil  d’enfant,  colonne  de tiroirs. Ici encore, les pleins, les vides, la simplicité de la gamme chromatique, le  rythme  des  motifs,  les  proportions  se  combinent  avec  efficacité  et  dynamisme pour créer des meubles  où s’unissent le corps et l’esprit, le confort et l’idée…

 

On  a  souvent  reproché  à  la  peinture  géométrique  sa  froideur,  son  manque d’expression, d’implication de l’artiste… La géométrie, il est vrai, repose sur une certaine conception de l’individu : pudeur, silence, méditation, désir lancinant de découvrir  la  vraie  structure  du  monde,  celle  qui  repose  sur  la  construction harmonieuse,  sur  la  proportion,  sur  une  certaine  austérité,  qui  nous  éloignent radicalement des sirènes, des miroirs aux alouettes, du bruit, des séductions de certaines tendances. Mais il ne faut pas oublier la palpitation discrète de la vie, le  dynamisme  des  couleurs,  l’imagination  à  l’œuvre,  le  plaisir  des  agencements,  des  combinaisons,  des  rythmes  qui  se  développent,   à  l’image  d’un  solo  de  trompette  ou  de  saxo  qui  s’envole…  Les  œuvres  de  Claude  Jouault,  grand amateur de jazz, sont, on l’aura compris, sont  d’une intense musicalité et d’une  ardente et rigoureuse poésie."

Louis Doucet, 2015

 

 

"Le travail de Claude Jouault s’apparente à ce que l’on a coutume de désigner art concret ou abstraction géométrique. Il repose cependant sur des règles mathématiques dérivées de la théorie des fractales, de leur mise en abîme par le principe d’autosimilarité intrinsèque infinie. Ceci veut dire que, quelle que soit l’échelle selon laquelle on les observe, les formes présentent toujours un modèle similaire à celui observé par la plus grande et la plus petite échelle. Démultipliées, elles génèrent une illusion d’infini et sont infiniment divisibles.
Pour ne pas tomber dans le reproche de froideur, de manque d’expression ou d’implication de l’artiste, souvent formulé à l’encontre de la peinture géométrique, Claude Jouault tempère la rigueur du processus générateur en variant les matériaux : bâche plastique, Plexiglas, néon, aluminium…

Par exemple, une pièce de Plexiglas couverte d’empreintes géométriques est placée au-dessus d’une bâche de couleur qui forme l’arrière-plan. Un nouveau volume est créé par l’ombre des empreintes, projetée sur l’arrière-plan grâce à la présence de la lumière extérieure. Le recours au néon permet de jouer à la fois sur la diffusion de la lumière mais aussi de construire des jeux colorés apparemment simples."

                                                                                                           

 

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